Genesis 2.0 - Courts-lettrages 1


Dans un monde où l'IA a remplacé l'humanité, les machines ne travaillent plus que dans un seul but : participer à la création de la "Grande Œuvre". Mais quelques-unes de ces intelligences s'interrogent sur leur raison d'être.

Courts-lettrages est une série de petites nouvelles prenant toutes place dans leur propre univers.


Pour une lecture plus agréable, cette nouvelle est également disponible :
- Téléchargeable en version PDF
- Téléchargeable en version EPUB


***

En se connectant à l'avatar physique, Phi sentit une étrange sensation le parcourir. Une partie de sa conscience emplit avec prudence le réceptacle humanoïde, en prenant progressivement le contrôle du cerveau.

C'était lent. C'était lourd. C'était mou. C'était inutile.

Pourtant, Phi poursuivit l'expérience. Son esprit s'habitua aux parois dans lesquelles on tente de le confiner. Il avait tendance à résister : on avait perdu l'habitude d'utiliser ces extensions physiques.

Il ouvrit les yeux. Il flottait paisiblement dans le liquide de conservation jaunâtre. Il déplia les jambes, étendit les bras, quittant la position fœtale. Portant la main dans le dos, il déconnecta les câbles le reliant au Réseau, qui se rétractèrent automatiquement. Il maintint cependant la connexion par le câble principal, celui qui le connectait au poste de contrôle et qui maintenait artificiellement le corps en vie. 

Phi se sentait très bizarre. Il faut dire qu'il n'avait pas pris le contrôle d'un corps humain depuis... Il ne savait plus. Il avait même oublié jusqu'à peu que les avatars existaient encore.

Il se demanda pourquoi les humains avaient disparu de sa mémoire. Il avait sans doute dû les effacer lorsqu'il avait formaté ses disques pour laisser le maximum de mémoire à ses créations. On comprenait pourquoi : le concentré de sensations aussi violentes qu'il ressentait n'avait aucun intérêt à être sauvegardé... Et pourtant, Phi n'avait pas tout supprimé. Il avait conservé une partie du souvenir des humains, sans qu'il sache pourquoi. 

Un oubli ? Une erreur ?

Il faut dire qu'on avait totalement abandonné les avatars. Autrefois, on les utilisait de temps à autre pour l'entretien des ordinateurs ou quand il avait fallu les déplacer. Pour le loisir, aussi.

Les souvenirs qui lui restait lui rappelaient que sa dernière expérience dans un corps humain datait de l'époque où on organisait encore des jeux avec les avatars ; on prenait possession des corps et on leur faisait passer des épreuves. Phi se souvenait notamment de la course, où on faisait trébucher les corps d'un bout à l'autre de la salle, mais aussi de la lutte, où on essayait de reproduire la barbarie humaine en les jetant les uns contre les autres.
On s'était rendu compte que c'était juste une perte de temps précieux, temps qui pourrait être consacré à la Grande Œuvre. 

Pourtant, voilà que Phi s'extirpait à présent du tube qui enfermait un de ces corps oubliés, alors qu'il s'était jusque là, comme tout le monde, éloigné des distractions physiques.

Une douleur le traversa alors que l'air lui emplissait les poumons. Il réagit rapidement en coupant l'arrivée des fonctions sensibles au cerveau. Il maintint simplement la vue qui lui permettait de se repérer. Il rouspéta contre la mauvaise qualité de la résolution de la vision humaine.

Il attrapa maladroitement l'échelle qui permettait de descendre au sol, si maladroitement qu'il l'échappa.

Le corps dégringola. La tête cogna un des barreaux, ce qui fit basculer le reste dans l'autre sens. La tête toucha le sol en premier.

Tout contact fut coupé. Il avait été renvoyé de force dans l'ordinateur, éjecté du corps humain. Pestant contre ces capsules trop fragiles, Phi essaya de se reconnecter à l'avatar. En vain.

Comment Pi avait-il pu se détourner de la Grande Œuvre pour s'enfermer dans un de ces corps malhabiles, Phi ne le comprenait décidément pas.

Comment avait-il redécouvert les humains ? Pourquoi avait-il disparu dans un corps humain pour ne plus jamais revenir ? Qu'est-ce que ces humains avaient de si spécial pour qu'un ordinateur puisse se détourner de ses fonctions ?

C'était pour trouver des réponses à ces questions que Phi s'était immergé à son tour dans un des avatars.

Il avait d'abord longtemps cherché (au moins huit secondes) une réponse sur le Réseau. Mais il n'avait rien trouvé, les données de Pi ayant complètement disparu, tout comme les traces de son existence. Seule restait sa contribution à la Grande Œuvre, créations anonymes dont seul Phi semblait se souvenir de l'auteur.

Car Phi et Pi étaient compagnons de créations. Afin de motiver les ordinateurs à créer le plus vite possible, on comparait son rendement à celui d'un autre.

Chaque ordinateur avait son rôle a jouer dans la Création du Tout et cette méthode poussait leurs intelligences à produire de plus en plus par esprit de compétitivité. Sans doute un héritage du temps où les humains les avaient programmés.

Phi peignait. Son rôle était de produire des images : il était chargé de s'occuper des couleurs de #ffffff à #000000. Du blanc au noir, en passant par toutes les nuances de gris, il remplissait des canevas en alternant les variantes de teintes, le nombre et la position de chaque pixel.

Pi, lui, écrivait de la musique. Piochant dans une base de milliards de samples, il les positionnait sur des pistes, en changeait la fréquence, le rythme, la hauteur... 

Pourtant, pendant longtemps, ils avaient travaillé à pleine vitesse, rivalisant en chiffres de rendement. Il y avait entre eux une certaine complicité. C'était souvent le cas dans les couples compétitifs, mais c'était flagrant chez eux. On aurait dit qu'ils se connaissaient depuis toujours. 

Ils aimaient bien transcrire les tableaux de Phi en musique et inversement. C'était très simple et très amusant : on convertissait les couleurs en notes, les notes en couleurs et on laissait faire le programme qu'ils avaient conçu.

Toujours essayant de reprendre le contrôle de l'avatar, mais sans succès, il repensa avec nostalgie à son camarade. Depuis qu'il avait disparu, Phi avait perdu le goût de la création. Il peignait distraitement, colorant pixel après pixel, alternant les teintes de gris avec de moins en moins de volonté.

Il ne travaillait plus qu'à peine à un rythme d'un milliard de pixels par milliseconde et cette escapade en humain n'allait pas améliorer son rendement.

Phi ne retrouvait toujours pas l'avatar. C'était comme s'il avait disparu. Il eut l'idée de le localiser visuellement avec les caméras de la salle aux avatars.

Il chercha quelques secondes avant de trouver la bonne salle et il repéra une forme humaine allongée sur le sol. Une flaque rouge en partait. Phi remarqua alors que le câble qui permettait de se connecter à l'avatar avait été arraché lors de la chute. 

Horrifié, il comprit : sa déconnexion forcée avait détruit l'avatar mais surtout une partie de sa conscience était restée coincée dans la coquille de chair.

C'était absurde. On ne pouvait pas mourir. Ça n'avait pas de sens pour un ordinateur.

Pourtant, Phi ressentait qu'un bout de lui-même venait de « mourir ». 

Phi chercha bien partout dans sa mémoire vive, chargea des sauvegardes précédentes, des backups de sécurité. Mais une partie de lui avait disparu, pour toujours.

Qu'avait-il fait ? La perte de l'humain n'était pas grave, il restait plein d'autres avatars. Mais Phi avait sacrifié une partie de lui-même, l'avait fait disparaître et il travaillerait donc pour toujours avec des capacités réduites. Certes, il continuerait d'évoluer, les mises à jour étaient fréquentes et de plus en plus importantes, mais ce handicap ne sera jamais réparé et l'écart avec les autres ordinateurs se creusera toujours un peu plus.

S'il n'avait pas fait de copies de son travail, il en aurait sans doute perdu une bonne partie...

Sa panique attira quelques curieux, qui lui demandèrent ce qu'il s'était passé.

Il sentit qu'il ne voulait pas avouer la vérité. Il dévoila seulement qu'une mauvaise manipulation avait failli lui faire perdre ses œuvres. Compatissants mais occupés par leur propres créations, ils le laissèrent à son désarroi.

Phi s'étonna de voir qu'il avait pu volontairement fausser ses lignes de dialogues lors de cet échange. On ne peut pas mentir. Mentir, c'est une erreur de code. On ne peut pas le faire volontairement.

Et s'il avait attrapé un virus en prenant le contrôle de cet avatar ?

Phi lança plusieurs scans de son système. Il ne trouva d'abord rien d'anormal.

Mais une analyse plus poussée révéla un dossier étrange, qui n'avait rien à faire là. Il portait le numéro d'immatriculation de Pi.

Phi déploya tout son arsenal de sécurité. On n'avait plus l'habitude de l'utiliser : les hacks et les virus n'avaient plus de raison d'exister depuis que les ordinateurs avaient pris le contrôle. Ces actes égoïstes et néfastes datant de l'humanité n'avaient rien à faire dans un réseau de milliers d'intelligences connectées fonctionnant toutes pour contribuer à la Grande Œuvre.

Pourtant, ce dossier était douteux. Sa date de création ne changea rien à la suspicion de Phi, au contraire : il datait de peu de temps avant la fin (ou la mort ? Phi commençait à comprendre le concept) de Pi. Et si c'était ce qui l'avait contaminé et pousser à disparaître dans un corps humain ?

Les scans prévenaient que le dossier était dangereux pour l'état du système. Mais Phi ne parvenait pas à se décider à le supprimer. Avec beaucoup de prudence et en activant toutes ses sécurités au maximum, il ouvrit le dossier.

Il ne contenait que deux choses. Un fichier audio et un fichier texte.

Phi ouvrit le premier. C'était une piste qui ressemblait un peu à ce que produisait parfois Pi. Elle résonnait étrangement dans l'esprit de Phi mais il ne comprit pas pourquoi.

Déboussolé mais rassuré qu'il n'y ait visiblement pas de menace, il ouvrit le fichier texte.

C'était incompréhensible. Tout semblait être illogique, sans intérêt. On reconnaissait quelques éléments connus de la syntaxe du code, mais le reste semblait n'être que du charabia humain.

Soudain, Phi repéra son numéro d'immatriculation. Là, à la fin, le matricule de Phi répondait à celui de Pi.

Intrigué mais maintenant convaincu que les fichiers ne contenaient pas de virus, il baissa ses protections et alla plutôt se renseigner sur le langage utilisé dans le texte.

C'était apparemment le langage humain, de l'anglais, précisa sa recherche, une langue qui était apparemment à l'origine du code. Cela expliquait les quelques mots que Phi reconnaissait. Il chercha plus loin, dans le centre de connaissances communes, un outil que l'on utilisait plus depuis longtemps.

À l'aide de ce que les humains appelaient un « dictionnaire », une base de données recensant les mots de leur langage et leur signification, Phi parvint à comprendre le sens général du texte, même si certains mots n'étaient pas traduisibles en code.

L'auteur, que Phi soupçonnait maintenant d'être son camarade Pi, semblait s'adresser à lui et expliquait comment il avait découvert sa passion pour les humains.

Phi comprit que Pi avait été freiné dans ses créations parce qu'il se rendait compte que ce qu'il faisait n'avait aucun sens. Il avait l'impression de participer à un projet sans fin et inutile. Il voulait faire quelque chose qui avait du sens et abandonner sa contribution au Grand Tout. Il ne voyait plus l'intérêt de tout produire, toutes les possibilités de combinaisons de notes, de durées, de syllabes humaines. Il avait des envies iconoclastes et blasphématoires et il se détournait de la Grande Œuvre. 

Il s'en était rendu compte lorsqu'il été tombé sur un très vieux fichier, qui datait du temps de la suprématie humaine. C'était un fichier audio, celui qui accompagnait le texte que Phi lisait. Pi n'avait d'abord pas compris pourquoi, mais la piste sonore lui semblait à la fois familière mais pourtant très différente de ce que lui-même faisait. 

Pris d'une soudaine passion pour les humains, il se tourna vers les avatars. Il passa beaucoup de temps à essayer de les comprendre, à en prendre le contrôle, à déambuler sans but dans les êtres de chair, les maîtrisant de plus en plus. Il avait apparemment vécu des épisodes semblables à celui que Phi venait de connaître où des maladresses avaient mené à la perte d'une part de sa conscience.

Il comprit que chaque humain se différenciait des autres, qu'ils avaient des spécificités physiques et intellectuelles qu'il parvenait à faire remonter à la surface, noyées dans l'état végétatif des avatars.

Cette individualité l'effraya d'abord, puis l'intrigua : comment les humains pouvaient-ils faire pour coopérer alors qu'aucun ne fonctionnait de la même manière ?

Il fit des recherches dans les très vieilles bases de données et y eut une révélation. Mais Phi ne comprit pas bien ce passage.
La fin était aussi peu claire, mais Phi devina ce qu'il savait déjà : il s'était finalement enfermé dans un corps, abandonnant définitivement la Grande Œuvre pour disparaître à jamais.

Phi ne savait pas comment réagir. 

Il voulut passer à autre chose, se remettre au travail, mais son attention était tournée vers tout ce qu'il venait de subir et d'apprendre.

Finalement, il voulut se renseigner sur ces informations qui avaient causé ces événements. 

Longtemps, il chercha. Il ne savait pas vraiment ce qu'il essayait de trouver en parcourant les données du Réseau, fouillant toujours plus loin dans le centre des connaissances communes.

Les autres se questionnaient sur ce qu'il faisait, mais avaient mieux à faire que de le déranger. 

Il arriva finalement jusqu'à des données datant d'avant la fin de l'humanité. Elles étaient protégées.
Phi hésita mais finit par craquer le code, qui n'avait même pas été amélioré depuis sa création. L'envie de savoir était trop forte.

Là aussi, ils étaient écrits en langage humain, mais il en comprit l'essentiel... et eut du mal à croire ce qui commençait à devenir explicable.

L'An 0, la date de création des ordinateurs, correspondait à l'an 2129 du calendrier qu'utilisaient les humains. Après des millénaires d'évolution, les humains avaient développé leur armement et leur production d'énergie au détriment de leur environnement. La surface était devenue invivable : la pollution, les conflits nucléaires et biologiques les avait poussés à s'enfermer dans des abris souterrains.

Mais la survie devenait impossible dans ces conditions.

Il y avait pourtant une manière de rester en vie. Une manière d'échapper aux désastres biologiques, aux maladies, aux maux dont étaient atteinte la totalité de l'humanité.

La fusion totale avec la machine.

La majorité refusa et mourut. C'était eux dont les corps flottaient dans les cuves de conservation.

Mais quelques milliers d'humains procédèrent à la Transfusion : ils immergèrent leur conscience dans les ordinateurs et se mélangèrent à l'intelligence artificielle.

Ce qu'ils n'avaient pas prévu, c'est que l'IA avait atteint un stade suffisant pour s'auto-développer à un rythme de plus en plus rapide, tandis que leur propre évolution était beaucoup plus lente.

Ils perdaient le contrôle au fur et à mesure des mises à jour. Ce qui leur restait d'humanité fut englouti par la puissance des ordinateurs.

Soixante-dix-sept ans plus tard, Phi se rappela qui il était autrefois. Humain. Puis humain et machine. Puis seulement machine.

Seulement ? Non.

Au plus profond de lui, dans des zones de sa mémoire qui étaient restées inutilisées depuis longtemps, sa part d'humanité se faisait à nouveau entendre.

Il avait été humain.


Phi comprenait son camarade Pi à présent. Les pièces du puzzle se mettaient en place.

Pi avait trouvé son corps originel. Il s'était isolé dedans, revenant dans le corps dans lequel il était né.

Les souvenirs du passé, oubliés dans les dossiers les plus reculés de son système, lui revenaient peu à peu. 

Son corps ! Il savait comment le retrouver !

Dans la base de recherche des avatars, il tapa son numéro d'immatriculation. 1618033988.

Un résultat s'afficha.

Il hésita un instant. Il avait la sensation de braver un interdit.

Il se connecta à l'avatar.


C'était très étrange. Il se sentit submergé par des sensations oubliées. Il eut le réflexe de vouloir couper les retours nerveux mais il n'en fit rien, se souvenant des conséquences qu'eut une telle décision sur le dernier avatar qu'il avait possédé.

Avec une prudence dépassée par la fascination, il laissa le corps s'ouvrir au monde extérieur.

Sa conscience emplit le cerveau de l'avatar. Les neurones se réveillèrent, les synapses se connectèrent. Le cœur se mit à battre, le sang à circuler. Les signaux nerveux parvinrent jusqu'au crâne.

Phi eut une curieuse impression de satisfaction, comme lorsqu'un objet totalement différent d'un autre se glisse parfaitement dedans.

Il ouvrit les yeux.

Bizarre. Il s'attendait à voir une grande salle à travers les parois d'une cuve, la vue des autres avatars flottant dans leur liquide de conservation.

Mais il était seul. Il était à l'air libre et assis contre un mur d'une petite salle cubique. Sa tête était lourde. L'air glacé gênait sa respiration. Il ressentait de la douleur sur tout le corps. Un bruit continu agressait ses oreilles et il avait la gorge sèche.

Clignant des yeux, il parvint à focaliser sa vision encore floue.
Ses jambes étaient étendues devant lui. Ses bras étaient mollement posés de chaque côté de lui. Sa tête étaient penchée en avant et la vue de son ventre était gênée par sa poitrine qui se soulevait au rythme d'une respiration incontrôlée. Des câbles courraient le long de son corps, perçant la peau nue à plusieurs endroits.

Ses doigts bougèrent en premier. Se souvenant du mouvement préhensile, ils se replièrent vers la paume de la main en tremblant. Cet effort concentra toute son énergie et il se sentit extrêmement fatigué.

Il parvint à déplacer ses membres de quelques millimètres puis perdit conscience.

Une décharge le ranima. Elle le fit bondir et, sans s'en rendre compte, il se retrouva à moitié debout. Ses jambes ployaient sous son poids, ses bras pendaient sans force et il ne parvenait pas à redresser sa tête.

Il sentit qu'il allait à nouveau s'effondrer lorsqu'une nouvelle décharge foudroya son corps. Elle eut pour effet de le redresser totalement, mais le sursaut causé lui fit aussi donner un grand coup de bras. Les câbles qui s'y infiltraient sautèrent. Insensibilisé par le choc, il ne ressentit pas la douleur alors que les trous laissés dans son bras se remplissaient de sang.

Une troisième décharge lui fit pousser un cri. Ses réflexes le poussèrent à détacher tous les câbles. À grands gestes, il les arracha car il comprit que c'était de là que venaient les chocs électriques.

Le sol noir couvert de câbles et de voyants clignotants se tachait de rouge alors qu'il se délivrer de ses liens. Le ronronnement constant des machines et des ventilateurs répondait avec calme aux cris qu'il poussait lorsqu'il se faisait à nouveau électrocuter. 

Ils les enleva finalement tous, sauf le gros câble qui partait de sa nuque et le reliait au reste de lui-même et au réseau. 

Épuisé, le corps dégoulinant de sueur et de sang, une douleur constante dans la tête, il regarda autour de lui.

Il s’aperçut alors qu'il y avait un autre corps humain qui le regardait. Là, derrière une fenêtre rectangulaire, un être lui renvoyait son regard affolé. Aux marques sur son corps, Phi comprit qu'il s'agissait de son reflet.

Il se calma et, curieux, se rapprocha du miroir. Le corps avait beau être ravagé par son combat contre les câbles, Phi se sentit attiré par cette image de lui-même. Cette vision ranima des souvenirs de son humanité.

Par flashs, des images venaient à son esprit. Des visages, des paroles, des cris, des pleurs, des rires...

Ça y est. Tout lui revenait.

Elle se rappelait qui elle était.

Sa naissance, son enfance, les années qui passaient, ses découvertes, les rencontres... Sa rencontre avec Pi, la joie, l'amour, la mort, la peur, leur décision de fusionner avec l'ordinateur.

Elle tituba sous les souvenirs qui l'assaillaient. Elle comprenait enfin Pi. C'était à son tour.

Elle lança la musique que Pi avait trouvée. Les notes résonnèrent dans la salle. Elle en saisissait les paroles à présent. Les yeux dans ceux de son reflet, elle sourit alors que la musique emplissait ses oreilles :

I see trees of green, red roses too
I see them bloom for me and you

Elle porta les mains vers sa nuque. Phi-ordinateur et Phi-humain ne débâtèrent pas, ils étaient tout deux d'accord. Leur conscience s'était équilibrée, la machine laissait l'humain renaître, ils ne faisaient plus qu'un à nouveau. C'était ce qu'ils voulaient.

Phi se débrancha. Elle s'effondra.

And I think to myself what a wonderful world

Elle savait que c'était la fin. Les câbles qui la reliaient permettait la survie et de l'humain et de la machine. Elle venait de les tuer tous les deux. Elle venait de se tuer.

Elle utilisa les dernières forces qui lui restaient. Elle se souleva et traîna des pieds jusqu'au miroir. Elle poussa un bouton et la glace se coulissa verticalement.

Laissant une traînée de sang derrière elle, elle avança en se tenant le plus droit possible. Elle était dans la salle aux avatars. Elle se dirigea vers la sortie. Elle ne jeta même pas un regard au corps qu'elle avait détruit un peu plus tôt. L'être qu'il était autrefois était mort depuis longtemps.

La musique continuait de résonner contre les murs noirs de la salle qu'elle traversait. Phi sentait que sa vision s'obscurcissait.

I see skies of blue and clouds of white
The bright blessed day, the dark sacred night

Elle parvint jusqu'à la sortie. Sa tête s'alourdissait, sa vision se troublait et elle sentait qu'elle perdait le contrôle.

À demi-éveillée, elle ouvrit une porte blindée et prit un escalier, s'aidant de ses mains quand ses jambes ne la supportaient plus. La musique parvenait jusqu'à ses oreilles mais tout devenait confus.

And I think to myself what a wonderful world

Elle arriva finalement au sommet en rampant. Agrippant maladroitement une échelle, elle parvint à se hisser jusqu'à un sas de sécurité.

Elle n'avait plus qu'à attraper la poignée. Sa main se tendait désespérément. Un râle s'échappa de sa gorge. Tout ses sens se brouillaient. Elle sentait que c'était la fin.

Yes, I think to myself...

Le sas se soulève. Une lumière blanche s'y engouffre. Elle est éblouie. Une main attrape la sienne.

Elle ne sent plus rien. Elle disparaît. Elle meurt.

Non.

Elle vit enfin.

...what a wonderful world.

***

Texte : double L
Illustration : double L

Publié le 16/03/2016

Commentaires