Tapmal le Gobelin - Nouvelle de double L

Voici l'histoire tragique de Tapmal le Gobelin. Revivons sa triste fin sur le champ de bataille opposant les armées du Roi à celles de la Sorcière Noire.


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Bonne lecture !


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Les sabots des chevaux faisaient trembler la terre alors que les chevaliers chargeaient l’épée au poing et la lance tendue. La marée de nuages noirs recouvrant le champ de bataille s’ouvrit sur une percée de lumière éblouissante, réfléchie sur les armures des troupes du Roi. Un parfum de panique parcourut l’armée des Ténèbres.

« L’armée des Ténèbres… Quel nom débile ! ». Tapmal aurait bien aimé savoir qui l’avait choisi. Est-ce que ça venait de la Sorcière Noire ? De quelqu’un de leur camp ? De celui des humains ? Est-ce que c’est le genre de formule dont on se fait insulter avant de se la réapproprier ? En tout cas, il [Contrairement à celle des gobelins, la grammaire humaine refuse le neutre, qu’elle remplace par le masculin par défaut. L’utilisation de pronoms et formes masculines dans ce texte peuvent en fait renvoyer à une forme neutre. Afin de ne pas choquer le très sensible lectorat humain, c’est le masculin qui est ici utilisé malgré l’existence, apparemment insoutenable, d’une écriture dégenrée qui aurait pourtant permis une meilleure traduction. (NDT)] ne l’aimait pas. C’était peut-être parce qu’en gobelin le mot « ténèbres » ressemblait à « pomme de terre » et que c’était son sobriquet quand il était plus jeune.

Il n’était pas le seul à ne pas apprécier ces termes. Ils avaient été plusieurs centaines de gobelins à signer la pétition pour les changer. Ils n’avaient eu comme réponse que ce que reçoivent toujours les gobelins : mépris et moqueries. C’était tout le temps comme ça, même avec des peuples « amis » (en tout cas, moins ennemis que d’autres). Par exemple, il n’y avait pas de gobelin au conseil de la Sorcière Noire. Pas facile pour faire entendre leur voix ! Et y en aurait-il un qu’elle l’aurait certainement choisi afin qu’il ne la contredise pas.

Avec les orcs par contre, aucun souci ! Ils pouvaient tout se permettre ! Il faut dire qu’exécuter les ordres sans poser de question, ça séduisait le sommet de la pyramide... Tous les généraux étaient des orcs, à l’exception des troupes de renégats humains qui avaient leurs propres chefs, de la horde de trolls pour lesquels on avait abandonné toute tentative de leur expliquer la stratégie et de la Compagnie du Chaos, la troupe cosmopolite sans chef qui s’était temporairement alliée à eux pour délivrer le peuple humain du joug de son tyran.

Mais, pour le moment, le peuple humain avait l’air bien décidé à rester serf de son Roi et à remporter la bataille en son nom. Une pluie de flèches et de carreaux d’arbalète s’abattit sur l’armée des Ténèbres et des corps s’écroulèrent en grommelant.

Tapmal encocha à son tour une flèche suintante de poison à son arc et libéra le mortel projectile quand l’ordre de faire feu retentit. Il le suivit des yeux et supposa avoir touché un cavalier, ou plutôt son cheval, qui disparut sous les sabots de la cavalerie fonçant droit sur eux.

Tapmal grimaça. Il n’aimait pas les chevaux, car il en avait peur. Mais il n’avait rien contre eux, mais plutôt contre les humains (parce que ces derniers avaient quelque chose contre les gobelins, mais l’origine de cette animosité s’était perdue au cours du temps). Il aurait préféré atteindre son cavalier. « J’espère au moins qu’il est mort avec son cheval, pensa Tapmal. Je suis sûr que c’était un connard. ».

Il décocha une autre flèche mais il la perdit de vue alors qu’elle parcourait les airs. Par contre, il vit bien celle qui venait dans l’autre sens, dangereusement dans sa direction. Il poussa un cri strident alors qu’elle tomba juste derrière lui. Un bruit sec puis des gargouillis en vinrent et, en se retournant, il découvrit que Pêchtou le Bienheureux ne portait plus très bien son nom : une flèche lui avait percé la gorge, le clouant au sol. Pêchtou agitait ses bras vers le ciel et jetait des regards paniqués autour de lui. Il vit que Tapmal le regardait les yeux écarquillés mais son appel à l’aide s’étrangla dans un crachat de sang noir. Tapmal, paralysé, ne pouvait que contempler la mort de son meilleur ennemi.

Il ne supportait pas Pêchtou. Parce que tout le monde l’adorait et qu’il représentait tout ce qu’il n’avait jamais pu être : beau (selon des critères de gobelin des marais), grand (toujours pour un gobelin), séduisant (pour un gob… vous avez compris, ce ne sont pas des critères universels), fort, habile avec les mots, charismatique et, en plus, il était humble, ce qui était extrêmement frustrant puisqu’on ne pouvait même pas se plaindre en le taxant de vantardise.

La haine qu’éprouvait Tapmal envers Pêchtou datait surtout de la fois où le premier s’était fait entraîner au fond d’un lac et où il serait certainement mort noyé si le Pêchtou n’était pas passer à côté pour le sauver, remontant à la surface le gobelin gobé par un monstre aquatique. De retour au village, Pêchtou fut célébré en héros et remercié pour la délicieuse chair qui dura de longs jours tandis que Tapmal recevait encore, depuis ce jour, des plaisanteries sur sa mésaventure.

Mais Pêchtou n’avait à présent plus grand-chose d’impressionnant. Son regard vide fixait un point derrière Tapmal et sa langue pendait mollement de sa bouche.

Dans les contes guerriers, c’était le moment où le compagnon se relevait empli de rage pour venger héroïquement la mort de ceux tombés au combat. Mais Tapmal ne ressentit aucun élan héroïque, juste un terrible vide.

Ses yeux se détournèrent du corps de Pêchtou et parcoururent le champ de bataille. Les cavaliers humains avaient atteint les premières lignes de l’armée des Ténèbres et le choc avait mélangé les corps, les couleurs et les étendards sans que l’on puisse déterminer qui appartenait à quel camp, mais seulement ceux qui était encore debout et ceux qui ne l’étaient plus.

Il se sentit complètement dépassé par ce qu’il voyait. Que faisait-il là ? Pourquoi cette bataille ?

Il faut dire que les guerres étaient tellement courantes que n’importe quel prétexte était bon à prendre. Qu’était-ce cette fois ? Une histoire de territoire disputé ? D’héritage ? De vengeance ? De guerre sainte, idéologique ou raciale ? Ou même une bête prophétie articulée par un ancien mourant ?

Les gobelins n’aimaient pas la guerre et refusaient généralement de prendre part aux conflits militaires. Leurs seules interventions sur le plan diplomatique étaient non-armées, ce qui avait des conséquences plutôt malheureuses lorsqu’ils devaient négocier avec quelqu’un qui l’était. C’était plus ou moins ce qui expliquait leur présence actuelle sur le champ de bataille : ils eurent vite compris qu’entre leur massacre, la destruction totale de leur marais sur lequel aurait lieu la bataille et la possibilité, dans le cas où Sa Majesté Noire l’emporterait, qu’avec un peu de chance ils puissent continuer à vivre là où ils le souhaitent, ils avaient intérêt à pencher vers le camp de l’armée des Ténèbres. Et puis, vu la haine des humains et ce qu’ils avaient certainement prévu de faire aux gobelins, peut-être était-ce le choix le plus judicieux.

Tapmal se demandait sérieusement s’ils pourraient véritablement un jour continuer à vivre ici. Leurs terres étaient dévastées. Avec un peu d’imagination et en faisant fi des flammes et des masses grouillantes de soldats s’agitant dessus, on pouvait se rappeler ce qu’était auparavant le marais. Là-bas, sous les roues des catapultes, c’était le coin le plus fourni en champignons. Ici, devant les archers, c’était l’ancien village, qui avait été détruit il y a deux générations par les humains. Plus loin, d’où était arrivée l’armée humaine, c’était le tombeau d’un prince elfe du temps où ils y vivaient encore. Et là où les armées s’étaient entrechoquées, les totems chamaniques qui protégeaient le marais avaient été renversés. Un mauvaise présage sur l’issue de cet affrontement, peut-être même du peuple gobelin dans sa totalité.

Perdu dans le triste spectacle du champ de bataille et des corps qui y mouraient, Tapmal revint à la réalité parce qu’il se rendit compte que les gargouillis de Pêchtou avaient enfin cessé. Une démangeaison au-dessus de son genou lui permit également de remarquer qu’une autre flèche lui avait transpercé la jambe. Depuis quand était-elle là ? La douleur vint dans un second temps mais curieusement, lui qui était pourtant un grand sensible se plaignant à la moindre éraflure, il l’accepta, rassuré de voir qu’il pouvait toujours éprouver quelque chose.

« Je suppose que je m’en sortirai pas. ». Il n’était pas inquiet mais surpris parce que, pour lui qui avait été si peureux dans sa vie, l’approche de sa mort ne l’impressionnait finalement pas.

Celle-ci arriverait sans doute encore plus vite qu’il ne le pensait puisque des cavaliers humains avaient passé les premiers rangs de l’armée des Ténèbres et fonçaient à présent sur la colline que les archers tenaient. Un vent de panique la parcourut et la plupart lâchèrent leurs armes et s’enfuirent en courant.

Tapmal n’en ressenti pas le besoin mais, même si le cas s’était produit, il n’aurait pas pu faire grand-chose avec sa jambe blessée. Il eut un pincement au cœur en voyant Blorochon, son amant, prendre la fuite sans même un regard pour lui. « Tant pis pour lui, s’il survit et que je meurs, je reviendrai le hanter. ».

Il encocha machinalement une flèche, la pointa vers un des cavaliers en bas de la colline puis se ravisa : « À quoi bon ? Qu’est-ce que ça m’apportera ? ».

Il s’imagina que sa cible potentielle avait peut être, elle-aussi, un compagnon et que le monde n’avait pas besoin d’un cœur brisé supplémentaire. « Ou une compagne [en humain dans le texte. (NDT)], comme ils disent parfois. ». Peu de monde comprenait pourquoi les humains tenaient tant à faire une différence entre eux sous prétexte d’avoir un bout de chair en plus ou en moins. Grammaticalement, déjà, le reste du monde ne faisait pas de différences et c’était quand même franchement plus simple. Mais surtout, les humains avaient organisé leur société pour que les hommes et les femmes [Idem.], comme ils appelaient les deux groupes, soient traités différemment. La différence mâle/femelle n’avait de sens que pour la reproduction chez les autres espèces mais ce n’était même pas le sujet chez les humains.

Ça, c’était bien quelque chose que Tapmal ne comprenait pas. Il y a suffisamment de bazar dans le monde, juste pour des opinions différentes. Pourquoi en rajouter sur une base aussi absurde que des différences corporelles ? Ça avait des conséquences vraiment stupides telles que leur hypothétique défaite dans cette bataille parce que les femmes n’avaient pas le droit d’y participer. Réduire potentiellement la taille de leurs armées de moitié n’était pas vraiment la plus brillante de leurs idées.

Tapmal pensait que c’était peut-être une des raisons qui avait poussé la Sorcière Noire à lever une armée contre sa propre espèce, puisque c’était une femme. C’était compréhensible : comment pouvait-on se laisser traiter comme un être inférieur, surtout pour des raisons aussi insensées ?

Il paraîtrait même qu’il était interdit pour deux personnes d’un même groupe d’avoir des relations amoureuses ou charnelles entre elles ! Pourtant, le fait de baser cette différence sur des organes reproducteurs, ça ne tenait pas debout ! Ça se change facilement, avec un peu de magie ! Mais apparemment, ça aussi c’était interdit et condamné sur le bûcher.

Et ça se prétendait être la race de l’avenir... Les gobelins, n’avaient peut-être pas une technologie aussi avancée, ni d’aussi grandes bibliothèques pleines de savoir, mais au moins ils ne laissaient pas tout ce pouvoir aux mains d’individus qui en faisaient des choses aussi stupides !

Une explosion de lumière noire parcourut le champ de bataille. Tout le monde se tourna vers sa source. La Sorcière Noire s’y tenait debout, au milieu d’un cratère couvert de cadavres calcinés. Elle agita ses bras et une large colonne d’énergie sombre s’échappa de ses mains, creusant le sol et désintégrant tout ce qu’elle traversait. Elle avançait seule à travers l’armée humaine, se taillant un passage de ses éclairs de magie.

« D’accord, marmonna Tapmal. Elle est quand même vachement classe. ». Il se demanda si elle avait vraiment besoin de toute une armée pour mener sa bataille. Elle donnait l’impression qu’elle pouvait très bien la gagner à elle seule. Le reste de ses troupes chargea à sa suite, encouragé par la vision de leur chef aux premiers rangs du combat, ce que le camp adverse n’avait visiblement pas osé faire, le Roi étant resté (stratégiquement, bien entendu !) dans son château.

Voilà qui allait peut-être faire basculer cette guerre en faveur de l’Armée des Ténèbres, à moins que l’ennemi ait son propre deus ex machina. Mais Tapmal se rendit compte qu’il n’en avait plus grand-chose à faire.

Malgré sa jambe blessée l’immobilisant face aux cavaliers chargeant sur lui, il se dit qu’il se trouvait du bon côté du champ de bataille. Il n’aurait pas aimé mourir par magie. Une mauvaise mort, selon les mœurs gobelines.

De là où il était, Tapmal devinait les morceaux de corps déchiquetés par les sorts de la Sorcière Noire s’évaporer dans les airs. La magie, c’était clairement injuste. Venir au combat avec l’armure la plus solide et les armes les plus aiguisées, rien de cela n’était utile face à un maléfice qui éliminait de l’existence en une fraction de seconde. Les personnes contrôlant ce genre de pouvoirs étaient rares mais le reste du monde ne pouvait que subir leur puissance, dont elles n’hésitaient pas à abuser. Tout le monde ne pouvait qu’être à leurs ordres. À moins d’être de sang royal. Ou d’être riche.

Tapmal n’aimait pas l’injustice. Comme beaucoup de gobelins, il espérait que quelque chose serait fait un jour pour en débarrasser l’univers. Mais, comme beaucoup de gobelins, il espérait uniquement et ne faisait pas grand-chose pour que cela arrive. Alors que ses derniers moments arrivaient, il se dit qu’il regrettait de le comprendre seulement maintenant (en vérité, il essaya de ne pas trop penser au fait qu’il s’avouait qu’il l’avait toujours su).

Le sol trembla sous le coup des sabots des chevaux qui n’étaient plus qu’à quelques pas de lui. Leurs jambes étaient tachées du sang des corps qu’ils avaient écrasés lors de leur charge. Les cavaliers qui les montaient poussaient des cris de guerre (Tapmal se demanda s’ils hurlaient avec autant d’intensité depuis le début du combat), le visage défiguré par la haine.

Autour de lui, d’autres archers blessés tentaient de s’enfuir en rampant. Certains, étendus sur le sol, poussaient des râles d’agonie. Quelques-uns étaient encore debout et n’avaient pas fui, par courage ou stupidité. Ils décochaient des flèches, dont la plupart ricochaient sur l’armure des attaquants. L’un des projectiles atteint néanmoins le cavalier le plus proche de Tapmal en pleine tête et le regard qu’il lui lança se métamorphosa en un air terrifié alors qu’il s’effondra depuis sa monture.

Devant ce visage, Tapmal se surprit à éprouver de la compassion pour l’humain. Peut-être était-il quelqu’un de bien ? Peut-être que les gobelins n’aimaient pas les humains parce qu’ils n’avaient jamais pris le temps d’expliquer l’origine du conflit ? Peut-être celui-ci songeait-il aux mêmes choses que lui alors que sa mort approchait ? Peut-être que, dans d’autres conditions, ils se seraient tous deux bien entendus ? Ou peut-être pas, mais cela aurait-il légitimé qu’ils se massacrent ?

Si tout ce carnage frappait dans un premier temps par sa violence, Tapmal fut surtout traversé par une sensation d’inutilité. Pourquoi ? Quel était l’intérêt de ce conflit ? Quel était l’intérêt de ces morts ? On les motivait à mourir pour leur race, pour leur nation, pour leur religion, pour leur chef. L’un des camps était-il mieux que l’autre ? Sans doute, mais difficile d’en dire autant des individus qui les composaient. Il connaissait des gobelins qu’il ne supportait pas (tels que feu Pêchtou) et aurait-il eu l’occasion d’échanger autre chose que des insultes avec les humains, peut-être que certains d’entre eux auraient été de meilleure compagnie.

Il supposa que tout ne se passerait pas comme ça si les individus des deux camps envisageaient par eux-même ce qui était acceptable ou non, plutôt que ce soit décidé par une autorité supérieure qui impose son point de vue sur tout un peuple. Que ceux qui avaient le pouvoir de lancer ces conflits se battent eux-mêmes et qu’ils laissent les autres tranquilles ! Ça ne valait pas le coup de mourir pour des choses qu’on ne comprenait ou ne souhaitait même pas.

Pourtant, c’est ce qui allait finalement arriver à Tapmal puisqu’un autre cavalier écrasait à présent celui à terre et fonçait sur le pauvre gobelin.

Il soupira. Il aurait aimé pouvoir faire tellement plus avant de partir. Du moins, avoir fait quelque chose pour qu’on se souvienne de lui. « Bah… Tant pis. ». Il s’y résolut tandis que l’épée du cavalier descendait sur son crâne.

Il mourut en déplorant que personne ne pourrait jamais raconter l’histoire de Tapmal le Gobelin, qui avait tellement de choses à dire, à faire ou à penser, bêtement achevé par un humain qui aurait sans doute gagné à en faire autant.
 

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Voilà, une petite nouvelle courte pour finir l'année 2017 !
Merci d'avoir lu et n'hésitez pas à me faire des retours sur ce que vous en avez pensé !

ℒ‧ℒ
 

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